L’outil qui fait l’homme

Crédit : Hans Holbein le jeune, Portrait d’un astronaute Nikolaus Kratzer, 1528, musée du Louvre (détail)

Dans le conflit intime, social et civilisationnel qui oppose les troupes du cerveau aux armées de la main, l’homme occidental a choisi son camp : il privilégie le développement de ses compétences cérébrales, valorise à outrance son intelligence, et tient pour inférieurs les savoir-faire manuels. Cette défiance nous isole de nous-mêmes. Le déséquilibre se fait sentir et l’errance débute. Pour se retrouver, l’homme doit se reprendre en main. 

Retrouvez un très bel article parut dans l’hebdomadaire « le 1 » et écrit par l’anthropologue Abdu Gnaba au sujet de nos mains…

En effet, la pensée le coupe du moment présent. Ses mécanismes le transportent ailleurs, dans l’espace et dans le temps. Elle lui rappelle le passé, nourrit son imaginaire vagabond, lui suggère des projets pour demain, et le présent passe sans qu’il le touche… Comme le souligne l’explorateur et psychiatre suisse Bertrand Piccard, nous sommes enfermés dans le « je pense, donc je suis », au détriment du « je ressens, donc je suis ». Ressentir, c’est habiter l’instant. Et pour ressentir, il faut utiliser ses mains, entrer en contact avec la matière. À l’inverse, ne pas être à l’écoute et au contact des sensations consolide en nous les automatismes de pensée et de comportement. Peu à peu, mais de manière implacable, nous nous laissons piéger dans les glaces de l’habitude et du réflexe. Nous devenons objectifs et froids. Réutiliser ses mains, c’est revenir à nos origines. 

Le premier hominidé qui mérite pleinement le nom d’homme est Homo habilis, « l’homme habile » qui fabrique des outils, ce qui suggère que l’homme a d’abord pensé avec ses mains. Nous savons, du reste, que la première activité du cerveau est de cartographier le corps, et que, dans la copie qu’il en recrée continuellement, les mains ont une taille disproportionnée par rapport aux autres organes, ce qui reflète clairement l’importance qu’elles ont dans les conduites proprement humaines et dans la définition même de l’humanité.

Or, aujourd’hui, la plupart des objets que nous utilisons sont fabriqués par des machines, et ceux qui ne l’ont pas été sont l’œuvre d’autres mains que les nôtres. Comme le souligne l’anthropologue Richard Pottier dans la postface du livre que j’ai consacré aux bricoleurs, une telle situation créé un manque dans notre rapport au monde et aux choses. Accepter ce manque revient à sacrifier une part de nous-mêmes, la part, sinon la plus précieuse du moins la plus ancienne ou la plus fondatrice de notre humanité.

Et c’est ce manque que les hommes et femmes qui se lancent dans des activités manuelles cherchent inconsciemment à combler lorsqu’ils convoquent casseroles et outils pour imprimer sur la matière une marque personnelle. C’est sans doute ce qui explique que les loisirs créatifs se généralisent dans toutes les couches de la société. Cuisine, bricolage, jardinage, dessin, couture, musique : la main reprend sa place !

Premier outil de l’homme, la main nous rapproche des autres grands singes et est le premier signe de notre évolution (on la date de l’apparition du pouce préhenseur, cinquième doigt à deux phalanges, qui permet de faire la pince avec les quatre autres et favorise ainsi la prise et la tenue). Chaque fois que nous nous en servons pour réparer, construire ou modifier notre environnement, nous retournons donc à un usage primitif, à un geste originel considéré par beaucoup comme essentiel, vital.

Il faut cependant admettre que les hommes ne sont pas tous égaux en matière de main. Pour les jardiniers, on parle d’avoir la main verte. Pour les bricoleurs, c’est un peu plus complexe. Divers degrés de dextérité existent et donnent lieu à des catégories amusantes. Certains ont la main sûre, d’autres l’ont molle, ou gauche. Certains auraient même deux mains gauches… Et puis il y a ceux qui ont des mains d’or. 

Le Docteur Jean-Hubert Levame, spécialiste des mains, répertories-en cinq types, une gradation qui va du non-manuel au manuel doué : 
– La main à deux doigts, ou mains primaire : c’est une simple pince qui, par l’opposition du pouce et du second doigt, différencie l’homme et les grands singes des autres animaux
– La main à trois doigts : ici, la prise s’affine et marque le début de la dissociation des doigts. C’est la main de l’écriture.
– La main à quatre doigts : elle donne à l’homme la possibilité d’effectuer les tâches habituelles du quotidien en utilisant ses doigts de manière indépendante ;
– La main à cinq doigts : elle permet tous les travaux, elle ressent toutes les sensations, et applique le raisonnement dans le réel. Autrement dit, voilà la main de l’homme rassemblé, qui allie physique et psychique ; 
– La main à six doigts : ce n’est pas la main du mutant mais celle du virtuose. C’est la main d’or de l’artiste. Quelle que soit la tâche qu’ils accomplissent, leur niveau d’expérience ou la qualité des outils dont ils se servent, tous ceux qui jouent de leurs dix doigts partagent la même quête, celle d’un Graal nommé le tour de main. 

Le tour de main est le chainon ultime qui fait le lien entre la pensée, la main, l’outil et la matière. C’est une opération presque magique qui permet le passage d’une intention à une réalité. C’est l’abracadabra qui transforme une idée en objet.

Instrument des instruments selon Aristote, la main est bien davantage qu’un simple outil de préhension. Elle est principalement un outil d’appréhension de la pensée. Capable tout à la fois de prendre ou de donner, de bâtir et de détruire, la main dessine, sculpte, cisèle. Elle est action et création. Elle est l’outil qui fait l’homme. En elle se concentre toute la puissance de l’humanité « Faire est le propre de la main », affirme dans le Discours aux chirurgiens (1938) Paul Valéry, « qui s’étonnait parfois « qu’il n’existât pas un Traité de la main, une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble a la sensibilité la plus menacée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes. La main attache nos instincts, procure nos besoins, offre à nos idées, une collection d’instruments et de moyens innombrables ».

Car il faut bien comprendre que les mains ne se cantonnent pas au rôle d’ouvrières. Elles interviennent également dans la conception. La structure des doigts humains, leur finesse d’exécution (l’homme est le seul animal qui sait faire un nœud) et l’extrême sensibilité de leur dernière phalange rendent l’homme apte à réaliser tout type de manipulation. Elles lui permettent ainsi d’étendre son champ des possibles. Et si le développement de sa raison a pu se faire, c’est justement à la faveur de cette disposition physique. En somme, plus on emploie ses mains, plus notre pensée grandit. Plus on touche, cuisine, jardine, bricole, plus on évolue. La main laborieuse se fait créatrice, et ce qu’elle créé n’est pas uniquement un objet ou une œuvre d’art, mais l’homme tout entier. Les bricoleurs auprès desquels j’ai enquêté comprennent à quel point leurs mains modifient leur environnement tout en les transformant eux-mêmes : « l’agilité des mains, dit Béatrice, 46 ans, c’est l’agilité de la pensée, et l’inverse est vrai aussi ». A mesure qu’ils avancent dans leurs travaux et que leur univers prend forme, les « penseurs manuels » – comme j’aime appeler les bricoleurs, cuisiniers et autres jardiniers – finissent par se découvrir eux-mêmes. Dans Vie des formes (1943), Henri Focillon écrit à propos de la main : « Il ne suffit pas de prendre ce qui est, il faut qu’elle travaille à ce qui n’est pas et qu’elle ajoute aux règnes de la nature un règne nouveau. »

Le doute n’est plus permis. Créer, c’est penser avec ses mains. Dès lors toute réflexion sur la main invite à appréhender l’homme par le biais de ses attributs spécifiques : son cerveau, organe de son intelligence, et sa main, instrument physique aux ordres de sa raison. Le philosophie Emmanuel Kant, l’un des pères de l’anthropologie, considère qu’en dotant l’homme de raison et non d’un instinct, la nature a voulu non seulement qu’il invente les moyens de son existence, mais aussi qu’il se donne des fins relatives à sa conditions d’être libre. A la différence des autres animaux, l’être humain semble peu favorablement équipé pour s’adapter aux rigueurs de son environnement. Il n’a pas de fourrure, pas de griffes, pas de dents puissantes, pas d’ailes…

Mais il ne s’agit là que de l’envers de son éminente dignité, car l’homme a l’honneur d’être à lui-même sa propre œuvre. Pour cela, il doit se rassembler : unir ses mains et sa pensée. « Quand saurai-je donc faire, du spectacle vivant de ma triste misère, le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ? » s’interroge Baudelaire dans Les Fleurs du mal. Toute personne qui pose ses mains sur la matière, sans forcément le savoir, donne un début de réponse à cette question.

Abdu Gnaba, anthropologue, spécialiste des identités culturelles, pour « le un », n° 166, août 2017, numéro spécial « le génie de la main ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *